Pierre Senges (Francia, 1968) es escritor, ensayista y autor de ficciones radiofónicas. En su primera novela, Veuves au maquillage (2000), un copista decide encargar su suicidio a seis viudas que lo irán desmenuzando en 499 secuencias. Desde entonces, ha publicado una decena de libros, novelas y ensayos, donde se destaca su gusto por el comentario, el enciclopedismo y la digresión. Muy señalada en el momento de su publicación, su novela Fragments de Lichtenberg (2008) es una vertiginosa reconstrucción del trabajo de los exégetas imaginarios del filósofo y matemático alemán Georg Christoph Lichtenberg, para reconstituir, a partir de los 800 aforismos del maestro, el “roman-fleuve” que éste habría quemado.
Era un espíritu brioso, nobilísimo entre todos, un compañero virtuoso y fiel, la nata y flor del escuadrón bizarro, no había otro como el caballo del emperador Calígula; le daban heno fino de pradera a todas horas, frutas y verduras, y reposaba la comida los días en que el pueblo de Roma, a lo más, se comía los codos; lucía un pelo negro y lustroso, que le brillaba como un espejo – en materia de amistad, era un dechado de constancia; en materia de ética, un alma como un cántaro, y la simpleza del caballo bien comido. Calígula (arrastrando las sandalias, dime con qué andas, una sandalia, otra sandalia, derecha, izquierda, derecha, izquierda, en una alternancia otrora militar, ya tarda y perezosa), Calígula decidió un día, como es bien sabido, elevar su caballo a la dignidad de cónsul: hubo comentarios en todas las provincias del imperio, el Senado se escandalizó, pequeñas asambleas florecieron en un recinto cuadrado, todos recordaron el atentado contra César (la cometa en el cielo, las gradas del atrio), los sabios examinaron con diligencia razones y causantes, y los juristas se remontaron hasta Sardanápalo buscando algún precedente. No sirvió de nada: el caballo fue nombrado, le otorgaron subsidios y desde entonces, desde esos tiempos caligulescos en que el teatro empezó a salirse de los límites del escenario, protagonizaron también de un extremo a otro de Europa un sinfín de caballos como éste: curiosamente, casi siempre eran asnos, como si el caballo aún fuera demasiado noble. Los instalaban en tronos, camas, sillas y sillones; alguaciles velaban inquietos, y carpinteros se encargaban de acomodar brazos y respaldos – el público podía, irguiendo la cabeza por encima de las barreras, admirar esas bestias magnánimas.
El asno, visiblemente, no es legítimo: rebuzna, levanta la cola, ostenta una frente cerrada y áspera como una puerta de granja, carga en el lomo tradiciones de estupidez, tiene pulgas, los ojos vidriosos, y cada primavera, ritualmente, en plena sala del Consejo, despliega con mil amores debajo de la panza la expresión turgente de su deseo de asno: cabrían sentados en él doce monaguillos, con una pierna de cada lado. Razones sobrarían siempre para temer lo peor no bien elegido un asno en lugar del rey: los motines espontáneos de un pueblo furioso de sentirse tan ostensiblemente burlado; las multitudes, las revueltas, horcas y gritos hasta la puerta del palacio real – y de acompañamiento, la música del organillo y los cantos populares haciéndole mofa al poder. ¡No hay derecho! Verán qué poco durará este asno de rey, hasta ahí podíamos llegar, muy pronto las puertas cederán, sus largas orejas asomarán, y los cabecillas de la insurrección lo sacarán por la cola de un tirón, voltearán la diadema de una patada y lo empujarán cuesta abajo desde el palacio hasta la carnicería: un asno devuelto a su condición de asno, un cráneo cóncavo y dos piernas grises que rodarán para reencontrarse al fin con su destino de longaniza.
C’était un esprit fort, une âme bien née, un bon camarade, il avait du front, le cheval de l’empereur Caligula ; il avait son foin choisi à toutes les heures, des fruits et des légumes, des repas les jours où à Rome, faute de mieux, le peuple mordait sa ceinture ; il avait le poil sain, noir avec de beaux reflets, on pouvait presque s’y voir dedans – en matière d’amitié, la constance même ; en matière d’éthique, une naïveté de cheval entièrement concentré sur son foin. Caligula (traînant ses savates, une savate, une autre savate, droite, gauche, droite, gauche, dans une alternance jadis militaire maintenant paresseuse), Caligula avait, on le sait, choisi d’élever son cheval au poste de consul : le voisinage s’est inquiété, le Sénat s’est scandalisé, il y a eu des rencontres informelles dans un espace carré, on s’est souvenu de l’attentat contre César (la comète dans le ciel, les marches du parvis), les sages ont cherché en eux-mêmes la source de leur indignation et les juristes ont remonté en vain jusqu’à Sardanapale pour trouver un précédent. Ça n’a servi à rien : le cheval a été nommé, on lui a donné des subsides et depuis ce temps-là, depuis ces temps caligulesques, où le théâtre déborde de ses tréteaux, l’Europe du nord au sud a connu un nombre considérable de chevaux de ce type : le plus souvent, d’ailleurs, des ânes, comme si le cheval était encore trop beau. Sur des trônes, des chaises, des fauteuils et des lits, des ânes ont été installés, des huissiers ont veillé à leur bon équilibre et les menuisiers aménageaient les accoudoirs – le public, par-delà les barrières, pouvait admirer en tirant le cou ces bêtes magnanimes.
Voilà ce qu’on croit en général : un âne est nommé roi pour susciter le rire, celui du peuple, suivi du rire plus dilué (presque neutre) de la cour, enfin le rire muet du secrétaire particulier (en attendant le rire mûrement réfléchi de l’historien). Mais à y bien réfléchir, un âne couronné n’est pas seulement offert au public pour le faire rire dans l’attente des jours meilleurs, ni provoquer la méfiance envers les institutions – non, la présence de l’âne suppose des motivations profondes, si profondes qu’elles échappent à tout le monde, l’âne en premier, à la manière d’un Zeitgeist mystérieux ; elle est une énigme habillée en grande pompe.
L’âne n’est visiblement pas légitime : il braie, il soulève la queue, il montre un front opaque et râpeux comme une porte de grange, il charrie sur son dos des traditions de stupidité, il a des puces, son œil est mort, et régulièrement au printemps, pour lui-même, en pleine salle des Conseils, il laisse se déployer sous lui, droit devant lui, rituellement, l’expression de son désir d’âne : on pourrait y faire tenir douze enfants de chœur à califourchon. Il y aurait de quoi craindre le pire : aussitôt l’âne élu à la place du roi, les émeutes spontanées d’un peuple furieux de se sentir si évidemment berné ; les foules, les frondes, des fourches, des cris jusqu’à la porte du palais royal – et tout autour de ces émeutes, les paroles des chansonniers, sur une musique de vielle à roue, se moquant du pouvoir en place. Oh, il ne devrait pas faire long feu, cet âne de roi, les portes cèderont bientôt, on n’aura pas de mal à repérer ses grandes oreilles, des hommes forts issus des révoltés le tireront par la queue, d’un coup de talon feront valser le diadème, et le long d’un chemin en pente, depuis le château jusqu’à la boucherie chevaline, pousseront l’âne redevenu âne, un gros crâne sur des jambes grises, jusqu’à son destin de saucisse sèche.
Mais non, ça ne se passe jamais de cette façon : l’âne ne suscite pas la révolte, ni celle des peuples, ni celle des intellectuels capables de trouver le mot asinité dans un gros dictionnaire (et une fois trouvé, ne le lâchent plus : cheminent de salon en salon le doigt glissé entre les pages) – l’âne devenu roi ne provoque pas les grands remous : il grimpe sur son estrade, et la seule chose qu’il suscite, c’est une paix universelle, née de la stupeur peut-être, mais aussi, il faut bien le dire, du respect le plus absolu. C’est un secret que savent certains hommes initiés, et que l’âne contient sous sa peau : un roi fait reposer son autorité sur l’absence de légitimité – si la légitimité se perd en suivant un vol d’oies sauvages, si les experts échouent à la retrouver dans les textes, si l’âne devenu roi la fait fuir à chaque braiement, si elle déserte le palais, alors l’âne est sauvé, son royaume est solide, il sera millénaire. Nous avons besoin périodiquement d’ânes assis sur des trônes, et magnifiques encore, pour faire briller mystérieusement et comiquement le mystère de la légitimité au-dessus de nos têtes, comme une étoile : pour nous offrir, à nous ses propriétaires, l’énigme de l’élection du souverain.
C’est ainsi, l’âne contient quelque part entre le mors et la queue l’énigme de la légitimité des princes.